REVENANTES 

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– Il doit y avoir des gens à qui la guerre profite.
– Eh bien, je ne suis pas de ceux-là, ricane Tjaden.
– Ni toi, ni personne de ceux qui sont ici.
– À qui donc profite-t-elle?, insiste Tjaden. Elle ne profite pourtant pas au kaiser non plus. Il a tout de même tout ce qu’il lui faut!
– Ne dis pas cela, réplique Kat. Une guerre, jusqu’à présent, il n’y en avait pas eu. Et tout grand empereur a besoin d’au moins une guerre; sinon il ne devient pas célèbre. Regarde donc dans tes livres de classe.»

Erich Maria Remarque,  À l’Ouest, rien de nouveau

 

Texte pour le théâtre
© catherine lovey
Texte protégé SSA
2010

 

Note d’intention

Contexte

Ces revenantes sont des femmes qui n’ont pas de nom. Elles ont pourtant existé dans l’histoire ou dans les mythes. Dans ce texte, elles s’appellent A, B, C, D, E, F. On devine peu à peu qui elles sont, mais jamais elles ne le disent.
A est la femme de Saint Nicolas de Flue, Saint patron de la Suisse.
B est la femme de Guillaume Tell.
C est la mère de Staline.
D est l’une des maîtresses cachées de Staline.
E est la veuve d’un homme inconnu.
F est la secrétaire bonne à tout faire d’Einstein.

Ce sont des femmes qui s’expriment. Beaucoup. Il s’agit de fiction. Chacune donne son regard sur les «événements» que l’histoire a retenus, et dont elles ont été évacuées. Dans tous les cas, elles ne sont pas dupes des petits et des gros arrangements avec la vérité. Elles ont été des complices, volontaires ou non.

 

Scénographie

Toute la pièce, à l’exception de la dernière scène, où F entraîne E, se déroule dans une atmosphère particulière. Ces revenantes ne sont ni dans la vie, ni dans la mort; elles sont dans un entre-deux. Elles s’y sont adaptées, comme elles s’adapteraient n’importe où. Un éclairage particulier doit faire comprendre cela. Dans le même temps, toutes les femmes sur scène se livrent à leurs activités ordinaires, comme si elles étaient dans la vie réelle, sauf que leurs actions, gestes, travaux, mouvements ne doivent pas aller jusqu’au bout. Par exemple, si l’une balaie, il y a un vrai balai, mais les déchets ne s’en vont pas; quand elles tricotent, il n’y a que des aiguilles, pas la laine, si elles frottent, les taches demeurent, quand elles cuisinent, les plats restent désespérément vides etc. Il y a donc des objets, des gestes, des habitudes, mais il n’y a pas la réalité jusqu’au bout. Au fond, il y a beaucoup de travail de la part de ces femmes, mais ce travail ne produit aucun résultat.

Ce n’est qu’à la toute dernière scène qu’on retombe dans la réalité. F entraîne E dans le monde réel et familier, avec lumière du jour, bruits, musique, odeurs, couleurs, dans une scène où une petite fête se prépare. F entraîne E à revenir ici et maintenant, dans le mensonge et dans les arrangements, et à faire comme s’il n’y avait ni mensonge, ni arrangement, tout en sachant qu’il y en a, attitude élevée au rang de l’art par les femmes au cours de l’histoire.

Tout au long des divers monologues, et même des interactions, les femmes ne s’écoutent pas vraiment les unes les autres. Elles paraissent enfermées chacune dans sa propre histoire, ses propres obsessions, et lorsqu’elles tendent l’oreille, ou réagissent, cela n’a pas beaucoup d’importance à leurs yeux, puisque l’histoire de chacune, qui paraît propre à chacune, ressemble à une seule et même histoire, au bout du compte. Il n’y a que F, en femme rationnelle et scientifique, qui essaie de faire des liens, d’interpeller et, au fond, de ramener chaque femme à la raison, c’est-à-dire à la version officielle.

 

Réflexions scénographiques

Éventuellement utilisation de masques.
Voire d’une marionnette, pour le rôle de C.
Il est possible de faire jouer des hommes, non pas dans le rôle des femmes, mais qui traverseraient la scène, ou s’incrusteraient quelque part, les bras croisés. Ils pourraient essayer de dire quelque chose. Mais aucun son ne sortirait jamais de leur bouche.

Les hommes pourraient aussi être présents par le biais de vidéos ou de photos projetées, de certaines images devenues mythiques. J’imagine aussi, pour certaines scènes, que des photos ou portraits célèbres accrochés aux murs tombent avec fracas (surtout dans les passages où les femmes donnent une autre interprétation de moments historiques connus). Les femmes, par réflexe, tout en continuant de parler, ne cesseraient d’aller remettre ces photos, portraits et tableaux au mur, en utilisant d’abord des punaises, puis des crochets, puis des coups de pied, de poing, un marteau, une masse, une perceuse, une tronçonneuse etc. 

La Femme A qui recherche ses garçons partis à la guerre devrait être dans la pièce jeune et très belle. A est la seule à ne jamais s’asseoir sur une des chaises. Soit elle rampe, s’agenouille, rase les murs.

Les espoirs qui ont été déçus dans leurs vies sont les espoirs des très jeunes filles qu’elles ont toutes été, et qui avaient le monde devant elles. Le chagrin vient de là. Le sentiment de gâchis. Dans le jeu de chacune, il faut qu’on retrouve, par moment, subrepticement, ces jeunes filles qu’elles ont été.

Indication scénique générale: atmosphère très blanche.

 

[EXTRAIT DU TEXTE]

Les femmes arrivent sur scène. Il y a des chaises. Chacune regarde, tâte ces chaises qui sont rigoureusement identiques, comme si elles se trouvaient au marché. Certaines finissent par en choisir une, comme si elles avaient trouvé la meilleure chaise possible.

Soudain, la femme B qui s’était assise, se lève, prend de l’élan et semble se forcer pour aller au-devant de la scène. Elle essaie de dire quelque chose, n’y parvient pas et s’en retourne vers sa chaise. Mais F et D sont en train de se disputer précisément cette chaise-là qui est rigoureusement identique aux autres. B reste debout.

La FEMME F: Je voudrais cette chaise.

La FEMME D: C’est ma chaise.

La FEMME F: Je la voudrais.

La FEMME D: C’est la mienne.

La FEMME F: Vous êtes arrivée après moi.

La FEMME D: Je m’en fiche.

La FEMME F: J’étais là avant vous. J’ai le droit de choisir.

La FEMME D: Allez vous faire foutre.

La FEMME F: C’est une question de principe.

La FEMME D: C’est certain. Allez-vous en!

La FEMME F: Je me plaindrai.

La FEMME D: C’est ça, et n’oubliez pas d’envoyer le formulaire des plaintes.

B s’approche à nouveau du bord de la scène. Elle se décide à parler, d’abord d’une petite voix, comme si elle voulait dire sans dire, puis elle prend de l’assurance.

La FEMME B: Moi, je ne comprends toujours pas. Même après ce temps si long, des siècles pour ainsi dire, je ne comprends pas. Non pas que je sois bête, oh ça non, mais j'étais dans la cuisine. C’est là que j'étais quand les événements ont eu lieu. Le point de vue que l'on peut avoir, depuis sa cuisine… Tout s’est passé sur la place publique, sur la place du village, je dois le rappeler, et moi j'étais aux fourneaux. Cela donne une indication. Une bonne indication, je crois.

Je dois dire que ces évènements étaient inattendus. Les troupes ennemies ont débarqué sans prévenir, tombées de la montagne, en plein milieu de la matinée.

En plein milieu de la matinée, tout le monde le sait, les femmes sont occupées. Elles font cuire les céréales pour le repas. C'est ce que je faisais, ce jour-là. Et mes voisines aussi, autant dire toutes les femmes du village, les jeunes, les vieilles, celles entre deux âges, on ébouillantait nos graines après avoir ôté la saleté et le moisi, après avoir raclé le fond des chaudrons, après avoir allumé le feu, après avoir été cherché le bois pour le feu, après avoir donné un coup de balai, après avoir décrassé et vêtu nos enfants, après avoir soigné nos hommes avec une bonne soupe matinale, enfin, après tout ça, vous voyez quoi.

Nous étions autour de nos âtres, ce qui explique pourquoi il n'y avait pas de femmes sur la place du village, quand les troupes ennemies ont débarqué. Pas la moindre femme, ah, ça non, parce que s'il y en avait eu une, même l’ombre d’une seule, les événements n’auraient pas pris cette tournure. J’en ai l’intime conviction, comme on dit devant les juges, depuis le temps que je me repasse cette histoire en boucle.

Si l’une d’entre nous s’était trouvée sur la place publique ce matin-là, elle aurait crié (rythme et accent de la Suisse primitive) sitter igentlich vo allne guette Geischter verlaa? [ça va pas la tête?]

J’ignore si l’on aurait entendu sa voix, dans le tintamarre des casques à clous, des hallebardes brinquebalantes, une voix perdue au milieu des envies de revanche, de la joie d'en découdre, aurait-on prêté l’oreille à un cri de femme, dans un boucan pareil?

Je sais en revanche que si l’une d’entre nous –Dieu seul sait par quel hasard– avait traversé la place publique à ce moment-là, je sais que cette femme ne se serait pas contentée de hurler hiiter igentlich nu ali Tasse im Schrank [non, mais ça va pas la tête?] dans le vide. Elle aurait observé l’attroupement, écouté les grognements puis, resserrant son fichu autour de sa tête et prenant de l’élan, elle se serait précipitée vers l’enfant attaché. Sans dire un mot, elle l’aurait entouré de ses bras, mon trésor, mon tout petit, elle aurait fait rempart de son corps, lui aurait bécoté les joues, léché les larmes, et la pomme serait tombée, celle-là même que des guerriers étincelants avaient placée sur la tête de mon bébé, mon unique enfant terrorisé.

À propos de la couleur de la pomme, les témoignages ne concordent pas. Rouge, verte, dodue, acide, je ne peux rien en dire, mais c’est ce fruit posé sur la tête de notre fils que mon mari devait viser, mon innocent époux, futur héros. À cause de l’intervention d’une femme ignorante des réalités géopolitiques de notre clocher, de notre village, de notre vallée, la pomme rouge ou verte aurait donc roulé à terre, et Guillaume, Guillaume mon mari, n'aurait pas pu tirer sa flèche, parce qu’en l’absence de pomme sur la tête de l’enfant, c'est évidemment la tête du petit qu'il aurait dû viser, et ça je me dis, quand même, mon mari n’aurait pas fait ça, il n’aurait pas visé directement la tête, juste pour faire le malin devant ses ennemis.

À la base de toute l’histoire, il y a donc eu cette idée de poser un fruit sur la tête d’un enfant, une pomme, peut-être s’agissait-il d’une poire, pour régler des questions d’honneur, que dis-je, des questions de liberté, et une idée comme celle-ci, évidemment, ça laisse la porte ouverte au pire. Pourtant, ce matin-là, personne n’y a trouvé à redire, pas même mon mari, ce grand et courageux Guillaume.

Vous penserez que je m'égare dans des détails arboricoles et que ce n'est pas le fruit qui compte, mais bien la tête, le choix de la tête d’un enfant, comme gage de l’histoire. Je suis d'accord avec vous. Je reconnais que je m'égare facilement alors même que des questions graves se posent comme, par exemple, des questions de chapeau, de révérence et de bailli susceptible. J’ai essayé de sonder moi aussi ces questions importantes –quand on est attelée toute la journée à l’entretien du feu, aux coups de balais et au tri des céréales, on a du temps devant soi– mais je n’y parviens pas. Mon esprit, si j’ose ce mot, s’enlise dans des images terribles. Je vois un rassemblement de guerriers et, au milieu d’eux, je vois un enfant sanglotant. Le petit n’a rien à faire dans ce tableau, c’est pourtant lui qu’on traîne et attache au poteau. On pose une pomme sur sa tête, le bambin hoquette, son nez coule, il appelle sa maman. Autour de lui, de grands hommes admirablement bâtis, nourris de soupe chaude dès le matin, ne bronchent pas. Ils retiennent leur souffle et cela les vide de leur énergie. À l’arrière de la scène, je ne dois pas oublier les vallées encaissées, les mélèzes silencieux et, en embuscade, le vent qui peut se lever à tout instant. Et maintenant, un homme puissant arme son arbalète. Le foehn terrible de nos vallées guette. L’homme va tirer. Il est le propre géniteur de la cible, ce qui ajoute du sel à l’histoire. L’arbalétrier est aussi mon mari, ici ou là, on l’a dit. Tout le monde attend, les mâles du village, les ennemis des mâles de notre village, la flèche va partir,
tout pouvait arriver,
à un souffle de vent près,
à un souffle de vent près, un corps,
un enfant à terre.
Qu’aurait-on dit du père?
Quelle leçon l’Histoire retient-elle, quand les affaires tournent mal,
quand les enfants meurent?
Un mauvais coup de vent,
et le tireur devient un lâche,
un ciel tranquille,
alors naît un héros,
son nom traverse les siècles, devient une légende,
celui de l’enfant est oublié,
la mère n’a jamais existé.

Guillaume, mon mari, est un tireur hors pair. C’est ce qu’on a dit après coup. Mais avant les événements de la pomme et de l’enfant, on n’en savait rien, et lui non plus, je le jure. C’était une belle une journée d’automne, avec un soleil léger, comme on aimerait en avoir plus souvent. Ce matin-là, le foehn ne s’est pas levé.

 

INTERRUPTION

LA FEMME A (restée dans son coin, de loin, d’une voix sans espoir): Excusez-moi madame, pourriez-vous me dire si mes garçons se trouvaient sur la place de votre village? Je suis sans nouvelle, voyez-vous, on me les a pris pour la guerre, je ne voudrais pas qu’ils pensent que… je suis une bonne mère… il semble y avoir eu du monde chez vous ce jour-là, et je me dis qu’avec un peu de chance in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, Amen.

La FEMME B (totalement dans son histoire, indifférente à A, reprend): Je n’ai pas pu croire à cette histoire, je n’ai tout simplement pas pu y croire, sur le moment, quand le petit est rentré à la maison, qu’il a sauté dans mes jupes et qu’il raconté maman! maman! papa a tiré une flèche dans la pomme, sur ma tête, à trente mètres au moins, je te jure, c’est vrai archi vrai, il a tiré devant les ennemis, pile dans la cible, t’aurais dû voir leur tête, ils étaient épatés, et le bailli tellement fâché, t’aurais dû venir, maman, mais t’étais où, je t’ai appelée, hein, t’étais où?

J'ai ri avec lui et j’ai fait semblant d’avoir peur, comme toujours avec ce petit qui n’arrête pas d’inventer des histoires fantastiques, un jour, c’est sûr, il les écrira, et ceux qui les liront trembleront la nuit au fond de leur lit.

C'est dans l'après-midi que les femmes sont venues me trouver, l’une après l’autre, pour me raconter ce qui s'était passé, pour me raconter ce que leur homme leur avait rapporté de ce qui s'était vraiment passé, le matin même, sur la place du village. Et cette histoire prenait forme, une sacrée forme, avec des bouts de vérité et des détails que mon fils n'avait pas pu inventer, mon trésor, mon cher petit. Au fur et à mesure que les femmes parlaient, je regardais la tête de mon enfant et je voyais le trou s'agrandir, un grand trou au milieu de son front, et du sang a commencé à jaillir, et j’ai dit ce n’est pas possible, je disais aux femmes non, ce n’est pas possible, et toutes répétaient non, non, ce n’est pas possible, et elles secouaient leur tête et elles ajoutaient si, si, c'est possible, ma bonne amie, et nous avons continué longtemps, je disais non, non, elles répondaient si, si, et l’écho de notre chorale n’arrêtait plus de traverser la montagne.

Quand je me suis mise à pleurer, sans même m'en rendre compte, les femmes ont voulu me consoler. Elles ont dit des mots qu'elles n'avaient jamais prononcés jusqu'alors, elles ont dit c'était pour l'honneur du village, tu dois le comprendre, pour l'honneur du village, et ces paroles m’arrivaient à l’oreille comme des sons étrangers, venus de bien plus loin encore que de l’autre côté des vallées. Elles ont répété tu dois le comprendre, elles n'ont jamais dit tu dois l'accepter, mais pour moi, c’était déjà trop, et les larmes me sont sorties du corps comme si je n’avais plus le moindre morceau de peau pour les retenir.

Peu à peu, les femmes s’en sont allées. Elles sont retournées vers leur homme à elle, et elles m'ont laissée avec mon problème d'homme à moi, assise sur ma chaise, pleine de sanglots, mon fils debout près de moi, silencieux désormais, puisque cette histoire d’exploit véridique était devenue plus triste que tout, cette histoire d'honneur villageois, d'honneur de clocher, qui avait failli, à un souffle de vent près, trouer le front de mon enfant et le conduire, lui et son doux petit corps, dans cette terre si noire d’où l’on ne ressort pas.

Guillaume est rentré à la nuit tombée. Il faisait froid dans la maison. J'avais laissé mourir le feu depuis longtemps. Le petit s’était endormi sur mes genoux. Guillaume est rentré en traînant le pied. Il n'a rien dit, rien dit pour l'obscurité, rien dit pour le feu, rien dit pour le petit, rien dit pour sa femme, moi, son épouse, raide sur ma chaise. Guillaume a soufflé sur les braises et, sans attendre, il a puisé dans le chaudron un reste de soupe qui devait être glacée et collée au fond. Il s'est assis à l'autre bout de la table et il s'est mis à déglutir avec des raclements de gorge, les céréales froides, ça passe mal.

Guillaume n’a pas dit un mot. Je n’ai pas dit un mot. Tout au fond, je n'avais pas de voix. Doucement, lentement, j'ai posé la main sur la tête de mon fils, j'ai laissé glisser mes doigts dans ses cheveux, puis sur son front, j'ai effleuré ses tempes endormies et j'ai laissé là mes doigts, sur le front blanc de mon enfant. 

Il aurait fallu que je lui dise des choses, à cet homme assis à l’autre bout de la table. Il aurait fallu que je le regarde, ce mari rentré tard, les oreilles basses. Mais je ne l’ai pas regardé. J’avais les paupières lourdes d’une femme qui n’a pas fait cuire la soupe. Je suis une femme qui garde la soupe au chaud, en tout temps, sauf ce soir-là, où il faisait froid dans la maison, dans le chaudron et dans mon sang. Je suis une femme qui sait, comme toutes les femmes le savent, qu’aucun enfant ne peut en remplacer un autre, si jamais on en perd un. Je sais que même si nous avions eu dix garçons comme celui qui dormait sur mes genoux, je n’aurais pas varié dans mes pensées. Je regardais l’enfant couché sur moi, endormi depuis longtemps, notre unique fils, celui que nous avions eu après bien des peines, et je me suis demandé si, pour Guillaume, les choses eussent été différentes avec dix garçons à la maison. Mon mari serait-il rentré triomphant, déjà pour la soupe de midi, en me regardant de haut, après son exploit, en me regardant de loin, parce qu'il aurait mis en jeu la vie d'un de nos fils et que cela mérite le respect, pensant comme il le pense sans doute qu'un fils peut en rattraper un autre, si jamais on en perd un.

Est-ce parce qu'il pense ainsi qu'il ne fait pas le malin, ce soir, mon Guillaume, avec sa soupe froide. Mange-t-il sans se plaindre, pour une fois, car il se sait mal pris. A-t-il choisi de rentrer tard parce qu’il espérait ne pas voir l’enfant, parce qu’il espérait surtout ne pas nous voir ensemble, collés l’un à l’autre, l’enfant et moi.

 

INTERRUPTION

La FEMME A (s’est rapprochée de B depuis un moment, restant à un ou deux mètres, comme un domestique): Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum, benedicta tu in mulieribus, je suis une bonne mère, savez-vous, je cherche mes garçons de fond en comble dans la poussière, je veux les retrouver tous, et benedictus fructus ventris tui, Jesus, Sancta Maria mater Dei, mes os me lâchent, mes jambes, ma tête, mais je les retrouverai, dites Madame, avez-vous vu mes fils ara pro nabis peccatoribus, sur la place de votre village, nunc et in hora mortis nostrae, Amen

La FEMME B (reprend): Je sais que je ne peux pas parler de cette histoire sans m'égarer dans des détails domestiques, mais j'aimerais bien vous y voir, dans un récit pareil, où il est question de votre mari héroïque, père de votre fils, qui n’hésite pas à mettre en jeu la vie de votre enfant commun, et il faut bien l’avouer, surtout de votre petit enfant à vous.

On raconte que les femmes ont beaucoup d’imagination. Pour une fois, je crois qu’il faut laisser dire même si je ne sais pas où nous mène cette capacité à fuir la réalité; peut-être à survivre, et ce serait déjà ça. Moi, je l’aurais préparée, cette soupe chaude, pour Guillaume mon mari, quand il serait rentré ce soir-là. Je l’aurais attendu avec un bol bouillant dans la nuit, et je lui aurais dit combien je l’aimais, combien je l’admirais, depuis le fond doux de mes pensées, voilà ce que je lui aurais dit s’il était sorti, vivant ou mort, de la terrible bataille. Les événements de la matinée me seraient revenus à l’oreille, vous pensez bien, et alors j’aurais su quel genre de héros je nourris de soupe depuis tant d’années, pour quel homme je balaie, me casse le dos et les entrailles et le sommeil, et je me serais sentie pleine d’une fierté silencieuse et désespérée, parce qu’un homme courageux me serait revenu de la guerre ce soir-là.

J’ai tendance à tout mélanger, la légende que les siècles ont préféré retenir et celle que j’ai améliorée, parce qu’il a bien fallu que je m’arrange avec la vie. Le chapeau du bailli, sur la place publique, c’est toujours le même. Et voilà Guillaume qui arrive. Naturellement, il passe devant le couvre-chef et ne s’incline pas. La suite est connue. Le bailli ricanant ordonne qu’on saisisse l’enfant, qu’on l’attache avec une pomme sur la tête et qu’on oblige son propre père, soi-disant chef du village, à tirer. Le bailli se tord déjà de rire, entouré de son adjoint principal galonné et de ses sous-adjoints décorés. Ils ont exigé des sièges et se sont installés en haut, sur la gauche de la place, c’est le meilleur angle pour embrasser toute la scène, pour ne rien rater de la flèche qui va partir et de l’enfant qui va mourir. La valetaille piétine et joue des coudes. Les guerriers étrangers se mêlent aux indigènes, chacun oublie qu’il est l’ennemi de l’autre et se soulève sur la pointe des orteils, un spectacle pareil, ça ne court pas les rues. Les hommes de la vallée trépignent. Ils savent que le vent peut se lever, c’est pourquoi ils invoquent le Dieu Miséricordieux en poussant le voisin de devant. L’enfant s’est calmé, il ne hurle plus. Il a tant tiré sur ses liens qu’il a perdu ses forces; il regarde son père au loin, c’est un môme pointu et sale qui ne mange pas à sa faim. Les montagnards prient, l’enfant se tait, et soudain, ce n’est pas Dieu qui se manifeste, ni la Miséricorde, ni le vent, mais un appel qui s’élève, un cri puissant, celui du père de l’enfant. Il était prêt à tirer. Il ne tire pas. Il pose son arbalète à terre, se dirige vers le petit, le détache et l’enjoint de courir vite, et loin, et maintenant, tourné vers la foule des guerriers étrangers et des paysans désarmés, Guillaume prononce des mots insensés. Il dit que les guerres sont absurdes et toujours monstrueuses, la vanité des hommes sans limite, il dit qu’il se sent perdu, coincé, existe-t-il seulement un chemin juste, une décision respectable, qui préserverait l’indépendance, et la liberté, et l’amour des siens, Guillaume avoue qu’il n’est sûr de rien, mais qu’en cette matinée terrible, ce qui lui paraît plus pitoyable encore, et plus bas que tout, c’est d’être prêt à faire payer à un enfant le prix des ambitions effroyables et des honneurs ridicules.

Guillaume reprend son arbalète, ses gestes sont mesurés, sa voix porte loin, il dit que c’est la mort qui les attend, il dit que c’est le courage qui les conduit, il tire sur le bailli, le tue, et commence alors dans notre vallée perdue la seule bataille jamais engagée pour épargner d’abord la vie d’un innocent.

[Fin de l’extrait]

 

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