Russie. Appréhender sereinement les différences. Episode 5

 

À propos de la démocratie et d’un grand éclat de rire

© catherine lovey 2016

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    L’histoire que je vais raconter relève de l’anecdote – bref récit d’un fait curieux, amusant ou peu connu, selon le Petit Larousse – et doit être prise comme telle. Simplement, avoir vécu un tel épisode en direct, dans un contexte qui me touche de près, constitue une de ces expériences qu’on qualifie volontiers d’inoubliables.

Une vue de la ville de Krasnoïarsk, pas encore enneigée en cette fin octobre, prise depuis un télésiège.       © c.lovey

Une vue de la ville de Krasnoïarsk, pas encore enneigée en cette fin octobre, prise depuis un télésiège.       © c.lovey

 

    Me voici sur l’une des scènes du salon du livre de Krasnoïarsk. Je suis en bonne compagnie. À ma droite, Swjatoslav Gorodetski, un ami cher, traducteur réputé de l’allemand et, pour l’occasion, modérateur de la présentation qui est sur le point de débuter. À ma gauche, Assia Petrova, une jeune et brillante traductrice qui va être mon porte-voix, face à ce public sibérien venu assister à la présentation de mon livre Un roman russe et drôle, traduit par Elena Klokova. (потешный русский роман, Fluid FreeFly, 2013).

    Nous sommes arrivés la veille dans cette énorme ville du centre de la Sibérie, qui fut longtemps interdite d'accès à l’époque soviétique. J’essaie, pour ma part, d’accuser le plus dignement possible les sept heures de décalage horaire qui brouillent un peu mon esprit, et pas seulement lui.
    Jusqu’ici, je n’ai entendu dire que du bien à propos de ce salon international. Il serait de haute tenue. Fréquenté par un public assidu, curieux, attentif, bref, tout le contraire de celui qui défile d’ordinaire dans ce genre de lieux, mais sous d’autres cieux, dans des villes à la réputation culturelle nettement mieux établie.

 

    QUESTIONS INÉVITABLES

    Voilà pour ce que je sais. Je n’ai évidemment encore rien pu vérifier sur le terrain. Et sur la scène où je me trouve, je commence à me poser une question aussi terrible qu’inévitable: qui va bien vouloir daigner s’intéresser à ce roman traduit, écrit par une étrangère inconnue ou quasi, dans cette manifestation où, chaque jour, le programme des rencontres proposées est touffu, et bien sûr parsemé de noms prestigieux.

    Les rangées de chaises qui me font face sur la droite se remplissent peu à peu, mais tout gentiment, disons-le. En revanche, sur ma gauche, la majorité des sièges est déjà occupée par un genre de public que même un œil comme le mien – incapable de distinguer à plus de dix mètres autre chose que de vagues silhouettes monocolores – repère sans difficulté: des militaires en uniforme. Ça alors! Amusée, je farfouille dans mon sac à la recherche de mes lunettes, car il faut que j’y regarde de plus près. Et là, surprise! Ce sont tous de jeunes gens, garçons et filles auxquels je donne à peine plus de vingt ans. Quant à savoir à quel corps d’armée, de marine, de police ou d’aviation ils appartiennent, je n’en devine rien, le langage des uniformes m’ayant toujours été imperméable.

    J’envisage aussitôt le pire comme le meilleur. Dans le registre noir, je me dis que ces jeunes n’ont rien choisi du tout; ils ont en quelque sorte été envoyés à une rencontre littéraire comme on aurait pu les obliger à ramper dans la boue d’un camp d’entraînement. Dans un registre plus lumineux, mon cœur se met presque à battre d’enthousiasme: voilà que l’armée russe préfère désormais envoyer ses recrues découvrir des livres, plutôt que de les soumettre à des entraînements idiots! 

   

     FOU RIRE PRESQUE INCONTRÔLABLE

    La rencontre commence, je n’épilogue pas, présentation de l’auteur, du livre, quelques interventions courtes de ma part, et très vite, Assia et Slava se mettent à lire des extraits. J’en avais fait la demande, il est vrai, tant j’estime que face à un public inconnu, il n’y a rien de tel que de faire parler le livre, qui me paraît encore le mieux placé pour montrer ce qu’il a dans le ventre. Les extraits s’enchaînent, les minutes passent, peut-être une bonne quinzaine. Mes militaires ont l’air de suivre à peu près, si l’ont tient compte du fait qu’ils sont quasiment tous en train de tapoter sur leur téléphone portable. Du côté droit du parterre, il y a maintenant moins de sièges inoccupés, bien qu’il reste de la place, signalons-le.

    Mes deux excellents lecteurs sont en plein dans un chapitre intitulé Une affaire russo-russe. Ça dialogue ferme, entre l’héroïne Valentine Y. et Carl, un haut-fonctionnaire des affaires étrangères suisses. Et voilà que ces deux personnages de fiction se mettent à balancer de gros mots devant le public sibérien, corrupteurs, corrompus, fraudeurs, blanchisseurs multimilliardaires russes et cætera. Arrive, tout à coup, ce qu’on pourrait appeler un virage assez sec dans le texte:

           - […] Je vous signale que le gouvernement russe est en train de faire le ménage, et c’est précisément ce qu’il a déjà fait avec votre Khodorkovski. Il va continuer, car sans ménage, chère Valentine, pas de démocratie.

            -  De démocratie, Carl?

    Je sais que vous n’allez pas me croire, mais j’ai des témoins!
Au moment précis où le mot démocratie – démokratii tout simplement en russe – a été prononcé sur la scène, le bloc entier des uniformes s’est levé comme un seul corps et a battu en retraite.  Le mouvement n’est pas passé inaperçu, vous pensez bien, toutes ces chaises désertées d’un coup… Je suis partie d’un fou-rire presque incontrôlable, mes deux camarades lecteurs également. C’était vraiment trop fort que, dans un pays qui s’est si brutalement refermé ces dernières années, et où aucun système démocratique digne de ce nom n’a jamais pu s’implanter – et n’est pas près de le faire – toute une jeunesse censée représenter l’avenir abandonne la place à son seul énoncé.

    Il est des symboles qui parlent tout seuls, même s’ils sont nés du hasard …

    Je suis pour ma part en effet convaincue qu’il n’y avait, en réalité, aucun lien entre la substance du texte en train d’être lu et la décision des militaires de s’en aller si subitement. J’imagine, sans devoir m’y efforcer, que «l’ordre de marche» qu’ils avaient reçu de se livrer, cet après-midi-là, à une incursion obligatoire dans l’univers de la culture, comportait un timing très précis. Genre 30 minutes vers telle scène, 15 minutes vers telle autre. Mieux encore, allez savoir, peut-être cette jeunesse avait-elle obtenu le droit de disposer de son temps, passé une certaine heure précise, comme cela arrive durant les meilleures promenades d’école.

    Un roman russe et drôle en aura fait les frais. Ou plutôt non. La scène qui venait de se dérouler aurait en réalité pu sortir tout droit de ce livre.
Quant à l’éclat de rire qui a suivi, il était bel et bien de la même couleur que celle qui prédomine dans le texte, à savoir plutôt jaune.