Russie. Appréhender sereinement les différences. Episode 3
À propos de la gestion de l’espace
© catherine lovey 2016
À la longue, on s’habitue… Voilà ce qu’on entend dire. Eh bien pas forcément. C’est en tout cas mon sentiment. En tant que Suissesse, je ne m’habitue pas aux dimensions du plus grand pays du monde. Je ne parle pas seulement des distances géographiques entre le nord et le sud, et surtout entre l’est et l’ouest, onze fuseaux horaires à traverser, oui, vous avez bien lu: onze! Je veux parler de la grandeur, de l’ampleur, de la largeur et de la longueur de tant de choses, bâtiments, rues, salles, couloirs, et je souhaiterais mettre en évidence la façon très particulière avec laquelle, là-bas, on utilise l’espace à disposition, je devrais plutôt écrire: on ne l’utilise pas.
Mais expliquons-nous.
Nous voici à l’entracte, durant un concert au Conservatoire de Moscou. Faut-il préciser que le bâtiment est superbe, à l’extérieur comme à l’intérieur, et que rien ne manque, ni l’espace à disposition dans les halls et les salles, ni l’escalier monumental, ni le public venu en nombre? Et maintenant, allons au buffet, tiens! et tentons d’attraper une tasse de thé et peut-être un petit pain fourré. Mauvaise idée, je vous le dis. Pourquoi? Tout simplement parce qu’à l’intérieur de cette débauche de mètres carrés, le moyen a été trouvé de coincer le «buffet» dans une pièce minuscule, et que l’idée d’atteindre cette dernière au milieu de la foule relève du fantasme pur. Ne parlons pas de l’espoir d’y être servi un jour.
Il s’agit d’une scène ordinaire en Russie. Je regarde autour de moi. Personne ne s’étonne ni ne s’offusque. Quelques mères de famille se résignent malgré tout à faire la queue, affublées d’ogres qui ont l’air d’avoir déjà dévoré tout ce qu’elles avaient emporté. Le reste du public passe son chemin. Autour de nous, des dizaines de mètres carrés à disposition, vides absolument, à l’intérieur desquels plusieurs tables de buffet auraient pu être dressées sans problème. Mais que nenni!
Dernier des soucis
On a beau prétendre que le sens du commerce a pénétré brutalement la Russie après la chute du Mur de Berlin, il est loin de s’être répandu d’une façon endémique. L’esprit russe perdure, que dis-je, domine, et tel que je le comprends, et l’endure très souvent, il se fiche éperdument de mon confort, cet esprit russe, ainsi que du confort de Monsieur et Madame tout le monde. S’agit-il bien de l’esprit russe? Ou plutôt d’un invraisemblable déni des besoins de base de l’être humain, hérité de soixante-dix ans de communisme mâtiné d’économie planifiée? Je n’en sais rien. Le fait est que c’est vraiment le dernier de ses soucis, à cet esprit, d’où qu’il vienne, que les choses soient atteignables pour moi, disponibles, bien présentées et cætera. Si je devais oublier cette donnée, la vie quotidienne ne ratera pas une occasion de me le rappeler.
Dans le coin le plus absurde
Voyons par exemple, pour rester dans les expériences récentes, la fameuse Trétiakov, en ses bâtiments nouveaux. L’exposition du peintre Valentin Sirov (1865-1911) rencontre un tel succès que les queues à l’entrée ne s’arrêtent pas du matin au soir. Que vous me croyez ou non ne changera rien à l’affaire: l’espace où sont vendus les catalogues, cartes et autres souvenirs, à l’effigie des superbes portraits peints par ce même Sirov, est à peine plus grand que ma salle de bains qui n’est vraiment pas grande. Ayant enfin atteint le petit comptoir pour régler mes achats, je renonce aussitôt à perdre un temps fou pour essayer de me procurer un café juste à côté. Une fois de plus, pourtant, les mètres carrés s’amoncellent autour de moi. Qu’à cela ne tienne!
C’est encore pire au nord du complexe, dans le bâtiment qui fait une place gigantesque, sur plusieurs étages, à des kilomètres d’expositions privées. Après des heures de déambulation dans ces salles nettement moins courues que celles consacrées aux peintres que l’histoire a déjà retenus, je finis, la mort dans l’âme, par découvrir enfin, au rez-de-chaussée, dans le coin le plus absurde, pour ne pas dire le plus moche, une sorte de petit bar de pacotille. On finira par consentir à m’y servir un mauvais café en gobelet, et quelques pitoyables pirojkis sur une assiette en carton.
Episode 4. À propos de la parano ordinaire >