Le problème avec la tourterelle turque

 

    La tourterelle turque est un très bel oiseau. Élégant, sobre, moulé dans un gris doré qui fait davantage penser à de la haute couture qu’à du prêt-à-porter. J’en témoigne sans difficulté, car j’ai vu de mes yeux un spécimen débarquer, puis s’installer, dans l’arbre qui guigne nuit et jour à la fenêtre de mon bureau, en l’occurrence un mélèze.
    La damoiselle n’était pas seule. Son Jules l’accompagnait. On sentait qu’ils avaient des habitudes ménagères rodées, celui qui porte les bagages, celle qui garde la clef dans son sac à mains, et aussi qu’ils considéraient mon conifère comme une sacrée opportunité, genre réservation de charme via le site airbnb, et pas du tout comme une piaule pour la nuit.

    Leur arrivée remonte à mi-mars, sans doute un peu avant. Il faisait beau ce jour-là. On aurait dit l’un de ces après-midi de mai où il arrive qu’on se demande ce qu’on fiche devant son écran, les doigts arrimés au clavier. Oui, dans de tels moments, chacun est libre de questionner sa folie, et de continuer à travailler, alors que souvent, rien ne l’y oblige, pas même un employeur. C’est d’ailleurs pour cette raison précise, merci de bien vouloir me concéder cette première parenthèse, que je ne fais pas du tout partie de ceux qui conspuent l’initiative sur laquelle nous voterons bientôt – quel formidable pays que le nôtre, parfois… – et qui propose d’accorder inconditionnellement un revenu de base à chacun d’entre nous. Quelle que soit notre situation.
    Autrement dit, juste parce que nous existons !
    Ce projet m’enchante autant qu’il révulse moult compatriotes, persuadés que le vice de la paresse est si prédominant que lui donner tout à coup une licence officielle reviendrait à précipiter notre admirable patrie de salariés-stakhanovistes dans la ruine immédiate. J’aimerais beaucoup que ces spécialistes des profondeurs de la nature humaine, et qui sont souvent, n’est-ce pas, des entrepreneurs surbookés et des cadres de haut-vol, nous indiquent, en sus de leurs craintes, combien d’heures ils consacrent eux-mêmes chaque jour, et par conséquent chaque semaine, mois et année de leur vie, à des tâches qui ne leur rapportent pas un sou, ni le moindre point de cotisation dans leurs contrats d’assurances retraite ?

    Des tâches comme…

    On sait bien de quelles innombrables activités non rémunérées il s’agit, pas vrai ? N’est-il pas bizarre qu’elles soient pourtant accomplies au quotidien, ces besognes qui ne sont rien d’autre qu’un gigantesque travail effectué la plupart du temps au service d’autrui ? Réalisé, soyons précis, en faveur de la famille et des proches, et aussi de la communauté et de la société et de l’économie et de la culture et du pays et du monde, et carrément du futur.
    C’est dire si les contempteurs du revenu universel ont raison de refuser d’emblée cette idée de donner enfin des sous à cette armada de flemmards patentés. Qui sont depuis des siècles et des siècles, et encore aujourd’hui, en majorité des flemmardes. Pourquoi payer pour de tels vices, hein, quand celles qui s'y adonnent peuvent le faire gratuitement ?

    Mais voilà que nous sommes en train de tournoyer loin de l’arbre sur lequel s’est installé pour le printemps un couple de tourterelles turques que je soupçonne fortement d’être le même que celui qui m’avait déjà conduite au bord de l’effondrement nerveux l’an passé.

    Non, cette chronique ne sera pas bucolique, et d’avance, je ne m’en excuse pas.

    Le fait est qu’à ce stade du texte, j’ai mentionné tout ce qu’il y a avait de positif à dire à propos de l’oiseau en question. Je m’aperçois d’ailleurs que s’il appartient à la famille des columbidés et à l’espèce des decaocto, informations qui peuvent nous laisser froids, son genre annonce nettement mieux la couleur : le streptopelia.

    Ça ne vous rappelle rien ?

    Moi si.

    Qu’y a-t-il de plus nuisible qu’un streptocoque, je le demande ici ? Ça vous file des méningites, ces bêtes-là, des impétigos, des angines infectieuses débouchant sur du rhumatisme articulaire aigu, quand ça ne vous envoie pas droit à la mort par septicémie.  Alors d’accord, il est peut-être scientifiquement abusif de rapprocher comme je le fais cette bactérie et cet oiseau, juste parce qu’ils semblent avoir en commun la racine « strepto », mais je nous conseille néanmoins à tous d’ouvrir les yeux.

    Et surtout de fermer les oreilles.

    Car comment décrire avec des mots la méphistophélique rengaine de la tourterelle turque ? Impossible. Les adjectifs les plus vengeurs ne sont que de la roupie de sansonnet, à côté de ce qu’il conviendrait d’aligner.
    Le comble, c’est que le timbre de la voix de cet emplumé n’est pas en cause, ni même la qualité de ses notes. La tourterelle turque aurait tout pour bien faire, à commencer par son physique, et pourrait haut la main donner dans un registre type Dalida remasterized.

Au lieu de quoi…

[Pour ceux qui ne connaîtraient pas, il est possible d’écouter en cliquant ici et en allant sur la droite, sous la rubrique chant...
La rédaction décline toute responsabilité eu égard aux troubles de la personnalité qui pourraient, aussitôt après l’écoute, s’emparer des sujets sains.]

    Deux choses encore :

    Un constat : Pour la tourterelle turque, c’est clair, pas de revenu universel, jamais!

    Et un aveu : I have a dream, sisters and brothers, yes !, les doigts sur le clavier, tandis que j’essaie de me concentrer en dépit des koo-KOOH-ku-koo-KOOH-ku-koo-KOOH-ku-koo-KOOH-ku à perpèt.
    Me voici au pied du mélèze. Déterminée. J’entame l’ascension le long du tronc avec l’agilité que seuls vous confèrent les rêves, quand ils sont beaux. Le nid est bientôt en vue, je l’atteins. Ils ne se sont pas foulés, dites donc !, Monsieur et Madame TT, c’est du montage en kit par ici, sans les vis Ikea. J’entends que ça piaille sous les brindilles. M’en fiche. M’en fiche complètement de ces arreuh, arreuh version oisillons.
    Je sors la tenaille. Petite, bien profilée, coupante.
    Ah !, le père Columbidé Streptopelia revient, ou peut-être s’agit-il de la mère, le gosier plein de nourriture prémâchée pour ses petits cuicui. Si tu crois que tu vas m’émouvoir, espèce de castrat dégénéré ! J’attrape le spécimen adulte avec une adresse que seuls vous confèrent et cætera, je force l’ouverture de son bec, enfonce la tenaille jusqu’aux cordes vocales, et couic ! Attendons maintenant l’autre mezzo-soprano. Il ne devrait pas tarder. C’est qu’on les dit synchrones en tant que couple, père et mère responsables, allant jusqu’à se partager les tâches domestiques équitablement, tout ça. Aucune importance.
    Ça y est, il ou elle revient.
    Rebelote !
    Du beau boulot, net, pas un KOOH-ku plus haut l’un que l’autre.
    Je remets la tenaille dans la poche arrière de mon jeans et reviens à moi, les doigts sur le clavier, alors que je ne m’étais pas endormie, je le jure.

    Et déjà, des sueurs froides s’emparent de ma pauvre tête parce que je continue à entendre ce que j’entends, de l’autre côté de ma fenêtre. Des sueurs, des frissons par vague, des vertiges, et tout ceci non pas parce qu’un crime a été commis, mais bien parce qu’il ne l’a pas été.

    Nota bene: Ne disposant pas, à l’heure actuelle, de l’énergie suffisante pour affronter un procès intenté par les Petits Amis des Animaux, je m’empresse de vous proposer cette magnifique chanson, L’avenir des oiseaux, interprétée par Thierry Romanens, sur des paroles d’Alexandre Voisard.
    On y pose notamment la question de savoir s’il y aura assez de place pour les oiseaux dans nos maisons en cage, quand on aura arraché assez de feuilles, coupé assez de branches et abattu assez d’arbres. Signalons que la tourterelle turque n’y est pas mentionnée nommément, ouf !