Récit
Oui, c’est vrai, les partisans du Front national qui viennent assister à un meeting de Marine Le Pen aiment à scander « On est chez nous ! On est chez nous ! » en guise d’incomparable slogan. Ils ne se font pas prier non plus pour entonner la Marseillaise, avec trémolos sur le sang impur qui abreuve les sillons.
Je le sais parce que j’ai voulu les voir de près, ces hommes et ces femmes qui me font peur lorsque je les entrevois sur les images des journaux télévisés. Je les ai donc vus, c’était au Zénith de Lille, le 26 mars dernier. Ils étaient venus de la ville, mais aussi de ces terres du Nord, superbes la plupart du temps, et volontiers présentées comme des « bassins lepénistes ». À croire que ces bassins FN ont remplacé ceux qui exploitaient la houille, et dont les derniers ont été fermés au début des années 1990.
Je dois avouer qu’en regardant les partisans frontistes entrer dans la salle de 5'000 places, je les ai reconnus. Et aussi en fumant et discutant avec eux dans le coin grillagé réservé aux fumeurs, ou encore au bar, où j’attendais mes gobelets de café tandis qu’ils commandaient des bières. Je ne les ai pas reconnus personnellement, bien entendu, mais ils m’ont fait penser à ces personnes que j’avais rencontrées voici quatre ans, tandis que je marchais dans le Nord-Pas-de-Calais, sur les pas de Marguerite Yourcenar, lors d’un séjour d’écriture. C’est toujours bien d’aller à pied. Pas seulement pour la tête et la santé, mais aussi pour voir les choses de près. Les champs immenses, très mécanisés, et des fermes qui n’ont pourtant pas l’air de rouler sur l’or. Des chiens errants. Des bosquets anémiques, laissant désormais toute la place au vent. Je m’y étais d’ailleurs égarée, dans ces campagnes et zones résidentielles, si bien que j’avais souvent dû demander mon chemin. Et c’est ainsi qu’on en vient à discuter de tout et de rien, et aussi de l’épicerie qui a fermé, de la poste fermée, du bistrot fermé, et des enfants qui n’habitent plus dans le Nord, et aussi de la Belgique si proche, où il vaut mieux aller faire ses courses, parce que tout y est moins cher, surtout les cigarettes et l’alcool, en attendant que ça ferme aussi là-bas, comme ça a fermé ici, et de la pharmacie qui est désormais à des kilomètres, bref, j’avais déjà entendu ces voix à l’accent lourd, aux syllabes rentrées, et parfois peiné à comprendre ce qu’elles me disaient.
Ce sont des voix semblables que j’ai retrouvées fin mars à Lille, tandis que je ne faisais pas trop la maligne, avec mon accréditation Presse accrochée autour du cou, en lettres majuscules et rouges. Je regardais autour de moi en repensant à la mise en garde que m’avait faite mon fils, beaucoup plus au courant que moi des scènes d’éjection de journalistes circulant sur le Net : « Fais gaffe quand même, les gens du FN n’y vont pas mollo avec la presse… »
Arrivés de bonne heure sur place avec mon vieux complice Michael, nous avions eu le temps de faire des tours de la salle encore aux trois-quarts vide, de visiter les gradins les plus élevés offrant une vue impressionnante sur la scène où jouait – bien d’ailleurs – une sorte d’orchestre musette, et de noter que la plupart des sièges étaient équipés de ces drapeaux bleus blancs rouges encore enroulés, mais qui ne tarderaient pas à se déployer. Puis, chacun de notre côté, nous entreprîmes d’aller faire des brins de causette avec qui voudrait bien nous adresser la parole.
Neutralité
C’est ainsi que je me suis retrouvée à l’extérieur, dans le coin réservé aux fumeurs. Je pris l’air le plus dégagé possible en allumant ma cigarette, lorsqu’une voix intima aussitôt : « taisez-vous, y’a la presse ! » Je regardai tranquillement l’homme d’une septantaine d’années qui venait de parler : « Pourquoi vous dites ça ? » Réponse : « Les journalistes racontent n’importe quoi. » « Ah bon ? », telle fut ma réplique. Pendant ce temps, l’expression n’importe quoi fut relayée en écho au sein du petit groupe de cinq-six personnes qui fumaient près de moi. Je regardai à nouveau l’homme plus âgé et lui dis : « C’est dommage, j’aurais volontiers discuté avec vous, en plus, je suis venue de Suisse pour assister à ce meeting, pour voir comment ça se passe, parce que je ne connais pas et … » « Vous êtes suisse ? » m’interrompit-il. J’eus à peine le temps d’acquiescer que la sentence tomba : « Alors ça change tout ! »
Je ne tardai pas à apprendre que « les journalistes français racontent n’importe quoi, mais pas les suisses », ces derniers étant crédités d’emblée de la même « qualité » que leur pays, à savoir la « neutralité ». Je tentai, mais sans insister, de redresser un peu la barre en déclarant que quelle que soit notre nationalité, nous faisons tous notre métier le mieux possible, reconnaissant au passage qu’en tant que Suissesse, ce scrutin ne me concernait pas directement.
« Qu’est-ce que vous voulez savoir ? » me demanda alors l’homme en faisant signe à son petit groupe de s’approcher. Parmi eux, il y avait deux femmes, la trentaine à peine, en jeans. Leur apparence sans chichi tranchait avec celle des militantes que j’avais pu observer, tandis qu’elles rejoignaient les rangées réservées du parterre. Celles-ci étaient plutôt des cinquante-soixantenaires, blondes ou méchées clair, avec souvent un petit foulard aux couleurs FN, et une jupe du genre courte et serrée, dont je ne dirais pas qu’elle tombait idéalement sur leur silhouette. La discussion s’engagea sans qu’il n’y ait plus la moindre hésitation du côté des militants fumeurs, désormais honorés qu’un pays tel que la Suisse qui, je cite, « fonctionne si bien », « sait où il va », « n’accepte pas n’importe qui », s’intéressât à eux. Le groupe avait l’habitude d’assister aux meetings de Marine. On m’expliqua l’organisation, le fait qu’il n’y avait même pas besoin de s’inscrire, le fonctionnement des fédérations locales, les bus affrétés pour le transport vers le Zénith. On m’avertit que les meetings frontistes étaient toujours archis pleins, que je verrai de mes propres yeux des gens carrément debout dans les travées, ce qu’au final je n’ai pas vu, car il resta même des places libres tout en haut de la salle. On finit par se souhaiter « un bon meeting », ce qui me laissa dubitative.
Je repartis faire quelques tours, désormais munie d’un passe-partout inattendu : l’immunité suisse. Je reconnais n’avoir plus hésité à la brandir, assez lâchement d’ailleurs, surtout lorsqu’il m’est arrivé de héler des gars assez baraqués pour une petite conversation. Il n’y a pas grand-chose à relever de ces courts échanges, si ce n’est une synthèse unanime : Marine sera présidente, parce que « ça suffit ». À l’un d’eux, j’ai osé demander si ça ne le gênait pas que Marine soit une femme. « Elle a plus de poigne que tous les autres connards réunis », voilà sa réponse.
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Aren’t you afraid ?
Je finis par regagner le coin du parterre réservé à la presse, coin désormais très fourni en braves journalistes. Nous ne tardâmes pas à y être confinés par de gros bras qui se mirent à nous interdire d’approcher le parterre central, aussitôt que les huiles du FN y furent installées. Je vis alors fondre sur moi une femme assez paniquée, tandis que le Boléro de Ravel abordait sa partie la plus lancinante. La femme me demanda en anglais où j’avais réussi à obtenir « ça », c’est-à-dire l’accréditation presse. Elle travaillait pour la TV publique suédoise, venait d’arriver avec un collègue et attendait un traducteur. Aren’t you afraid ? me demanda-t-elle. Visiblement, elle n’avait pas choisi sa mission, on l’y avait envoyée. Je répondis que non, je n’avais pas peur, que tout était ok. En la conduisant vers la minuscule pièce dédiée aux accréditations, j’essayai de faire un peu d’humour en annonçant que les pays « neutres » étaient bien vus, donc la Suède aussi.
Le Zénith était maintenant rempli de lucioles, celles des innombrables pin’s à l’effigie de « Marine Présidente », en train de clignoter sur les poitrines. Le Boléro avait rendu l’âme et la fille Le Pen n’était pas encore sur scène.
Un « chauffeur » de salle commença à la chauffer, qui ne voulait pas « abandonner la France au capitalisme mondialisé ». Il pourfendit « les fossoyeurs de la culture française », citant au rang des plus « cyniques » cet Emmanuel Macron qui, en février, avait déclaré « ne pas connaître d’art français ». Puis l’assistance put manifester sa joie lorsque Steeve Briois prit la parole, venu d’Hénin-Beaumont, LA ville du FN, à 30 kilomètres de là, emblématique de la conquête « bleu marine », la présidente du parti y ayant fait ses armes avec succès sur le terrain. On entendit alors dans la bouche du maire frontiste des phrases du genre « la haine à notre encontre s’intensifie, accompagnée par les médias aux ordres, la caste pète les plombs, les chiens aboient » etcétéra , et cette adresse émouvante à l’héroïne du jour : « tu as su entendre les douleurs de nos compatriotes, la France des terroirs et des clochers » etcétéra. S’en suivirent des clips de la campagne – très bien faits – avec le slogan « J’ai besoin de Marine », comme s’il s’agissait d’une bonne et fiable copine, des images de la France « qui ne se soumet pas » et l'invocation définitive « en votre nom, au nom du peuple ».
Un discours pour la télé
Marine Le Pen grimpa sur scène à 15h00, comme prévu. Rien d’étonnant, puisque BFM-TV avait décidé de diffuser en direct l’entier du discours ce jour-là. L’ayant appris, nous en avions conclu, non sans regret, nous qui souhaitions « voir les choses de près », que ce discours ne serait pas policé, mais qu’il ne sortirait sans doute pas des rails. Et il n’en sortit pas, quitte à ennuyer la salle qui s’ennuya pas mal. Sur la scène, MLP s’en rendait évidemment compte. Toutes les x minutes, elle s’efforça de raccrocher l’attention de l’assistance avec des petites phrases du genre « Je veux PLUS de France », à quoi elle s'entendit naturellement répondre « On est chez nous ! »
De fait, MLP ne se trouvait pas devant son micro pour convaincre l’assistance captive et déjà convaincue du Zénith. Ceux qu’elle voulait attraper ce dimanche-là, c’était des téléspectateurs susceptibles, une fois dans l’isoloir, de préférer l’original à la copie. La force de ses positions, au-delà de leur netteté, et si on fait abstraction de leur irréalisme, réside dans leur transversalité. De quoi aller chercher de bons morceaux de la droite, avec sa « préférence française » sans concession, le patriotisme étant défini dans sa bouche comme « l’affection que nous nous portons entre nous ». Et de quoi remorquer de non moins gros morceaux de la gauche, avec un antilibéralisme que ne renierait pas l'extrême-gauche. La subtilité étant que pour les innombrables « anti-tout » que compte la France désormais, anti-capitalistes-finance-mondialisation-déshumanisation-robotisation-Bruxelles-conflit-d’intérêt-etcétéra, le corollaire ne peut-être que le choix de… la France, comme par hasard !
Une affaire de voix
J'ai constaté, et ceci n’engage que moi, qu’à Lille tout comme à la TV et à la radio, l’oratrice savait jouer de son instrument le plus solide : sa voix. Une voix de basse englobante, très posée, sans aucune pointe féminine, une voix épaisse, habile à toujours se maintenir entre un ton susceptible d’inspirer la confiance et des accents légèrement gouailleurs. Bref, une voix qui, à elle seule, laisse entendre qu’elle sait où elle va, tout en demeurant proche des gens.
Cette voix très incarnée, sans doute la plus incarnée de cette campagne, alla jusqu’à se référer à De Gaulle (mais qui ne s’y réfère pas ?) et, plus original, à Soljenitsyne, qui aurait écrit que «la résistance passera à l’Ouest». Il est vrai que, deux jours auparavant, le russe Vladimir P. avait reçu Marine LP sous les ors moscovites. Une opération qui avait conféré à la soi-disant stature internationale de la présidente du FN un autre poids que ses récentes rencontres avec les présidents libanais et tchadien.
Avant que l’assistance, passablement éteinte par ce long discours truffé de considérations économiques qui lui avaient largement coulé le long des plumes, ne se lève enfin pour chanter une dernière fois la Marseillaise, la voix perchée sur des talons aiguilles annonça encore la proche survenue de trois événements majeurs :
la mort de l’Union européenne,
la fin de la mondialisation sauvage,
le démasquage du multiculturalisme.
Si, avec ça, cette femme qui a réussi – en France pourtant – à faire oublier qu’elle était une femme, ne l’emporte pas le 7 mai prochain, cela voudra dire que tous ceux qui l’exècrent autant qu’ils détestent son challenger auront malgré tout décidé d’aller voter, probablement en se bouchant le nez.
© catherine lovey, le 22 avril 2017
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